Roxane Maurer

Artiste peintre – 1960-2014

Ce 26 juin de cette année là — par Valère Staraselski

Annie. Pardon. Roxane ! Oui, car finalement tu t’es choisi ce prénom pour affirmer ce que tu voulais être, ce que tu as fini par devenir : une artiste.

C’est un fait suffisamment remarquable pour que l’on spécifie qu’il ne s’agit nullement d’une coquetterie...

Valérie dit, elle, une grande artiste. Pour ma part, je sais que tu étais une véritable artiste car tu n’as jamais cessé de chercher.

Donc si, pour moi, jeune homme de 24 ans rencontrant une toute jeune femme de 21 ans à peine, tu es et seras toujours Annie, comme pour tes amis également, objectivement tu es et demeureras Roxane. Ce prénom choisi et assumé est la preuve que la chrysalide a fini par céder. Cela a pris du temps, pratiquement ta vie, mais tu y es arrivée.

Connaissant toutes les ruses de l’inhibition, toi qui en as tant souffert, tu te désolais sincèrement quand tu voyais quelqu’un en être la proie. Tu déplorais que telle personne que tu estimais soit passée à côté d’elle-même, qu’elle ne parvienne pas à être elle-même...

Evidemment, vu notre milieu de naissance, nous avons fini par comprendre que sur les dix plats présentés sur la carte des menus,
nous n’avions en fait droit qu’à deux et encore fallait-il aller les chercher nous-mêmes et en vérité, les préparer nous-mêmes. Rien, jamais, ne nous a été donné !

Quand on venait des couches populaires et que l’on avait vingt ans en 1980, contrairement à aujourd’hui, il y avait les Etudes. Psychomotricienne, psychologue conseil, psychologue clinique, psychologue scolaire, licenciée en arts plastiques, en Histoire de l’art, conférencière de musées nationaux, titulaire du diplôme de la fameuse Ecole du Louvre, les cours de dessin à l’autre bout de la ville jusqu’à tard le soir après les journées de travail, autant d’années d’études et de formation en plus, j’insiste, du travail alimentaire. La course toujours la course contre l’écoulement trop rapide du temps, contre la fatigue...

Et la peur, l’angoisse souvent paralysante de ne pas y arriver, peut être plus répandue chez les enfants d’ouvriers. Mais la joie, la joie d’être, de pouvoir évoluer dans le Beau, l’Intelligence, l’Utilité humaine, la Connaissance et enfin la Création, c’est-à-dire d’accéder à l’étage du dessus. Car viendront les périodes de créations proprement dites. Cet arrachement à ce qu’on est afin d’atteindre moins ce qu’on veut être que ce qu’on veut faire.

Trouver un lieu pour peindre, partager des ateliers, rencontrer des alter egos, une certaine reconnaissance, essayer, échouer, recommencer et recommencer encore, chercher toujours.

La rencontre avec l’aventure des éditions Bérénice, un groupe où la solidarité est active. N’est-ce pas Jean-Michel ? N’est-ce pas Francis ? Les amis de l’Ecole du Louvre, leur ouverture d’esprit, leur extrême gentillesse, la fraternité, n’est-ce pas Valérie ?

Et puis, en dépit du Cancer qui te frappe à l’acmée de la vie, à quarante ans, l’opération qui laisse un bras, le droit, inutilisable pour la peinture, et, surmontant la dépression et le découragement, tu recherches, tu sollicites et tu trouves d’autres formes d’expression...

Ce lieu enfin, ici à Genouilly. Un lieu contraint, contraint en raison de la maladie qui te percute de nouveau à cinquante ans. Mais ce lieu pour travailler et montrer le travail des autres. Ce lieu pour être, dans cette société trop atomisée, ensemble autrement.

Cette proposition un peu folle d’un atelier-galerie dans un village de huit cent âmes... Et puis, le chaleureux accueil des habitants, des voisins, des élus, des artistes de ce pays de Vierzon.

Et donc, en dépit de la maladie qui te martyrise, qui transforme ton corps en une statue de Giacometti, qui t’envoie dans des abîmes de terreur, te fait souffrir jusqu’aux limites du supportable, en dépit de ces épreuves-limite liées au Cancer, tu te bats comme jamais. Et pour toi, la vie comme un éblouissement, un peu comme ces nuages ensoleillés que tu regardais longuement.

Lorsque l’autre est touché aussi gravement, c’est-à-dire dans sa vie même, il y a du désespoir évidemment, de la désolation également. Quelque chose comme marcher dans de l’eau épaisse jusqu’à mi-cuisse durant des jours et des nuits. Oui, la nuit aussi. L’essence de ce qui est alors ressenti par celui ou celle qui n’est pas touché directement réside dans ce continuel et absolu renversement du cœur.

S’agissant de nous deux, oui nous nous sommes construits ensemble. Oui, nous avons fini par comprendre à la longue qu’il ne servait à rien de se cantonner à la critique ou au rejet de ce monde mais qu’il convenait de s’y confronter. Et que pour cela, il fallait des armes ! A commencer par la patience. Car ainsi que le dit le grand auteur catholique, Paul Claudel : « Faire de la lumière, pauvres gens, c’est plus difficile que faire de l’argent. ». Oui, nous avons trop souvent consacré le principal de notre énergie à survivre. Mais y-avait-il un autre chemin ?

Toujours quand il pleut, les oiseaux chantent, on dirait même qu’ils redoublent d’ardeur à chanter lorsque la pluie tombe drue. C’est qu’ils appellent le soleil. Eh bien toi, si timide, si réservée, si discrète, si brisée par la maladie aussi, tu as fini par leur ressembler, à ses oiseaux. C’est rare, tu sais, les gens qui ne renoncent pas à l’après.

Nous deux disais-je... Non la fin d’une relation amoureuse ne signifie pas la fin d’une relation d’amour.

Premier souvenir. On est extrêmement jeunes et sans un sous. Non seulement tu t’offres les tomes du grand Robert de la peinture mais, par-dessus le marché, tu m’achètes le grand Robert en plusieurs tomes. Je suis furieux, mais ce dictionnaire encyclopédique me sert encore trente ans après...

Deuxième souvenir. Je traverse un dur moment de difficulté, d’angoisse et de doute extrêmes. Je trouve sur mon bureau un petit mot de ton écriture ronde : « Pour toi, il suffit de t’encourager et le reste t’appartient. ».

Dernier souvenir, enfin. Nous sommes dans le jardin quelques jours avant ta mort. Le vent remue la végétation. Je suis allé chercher Vadi, le chat recueilli dont tu ne voulais pas au début et qui ne t’a plus quitté durant toutes ces années de la fin. Je suis allé le chercher là où il se faisait chauffer au soleil car tu réclamais sa présence. Quand je l’ai posé sur ton pauvre corps méconnaissable, il est resté, s’est mis sur le dos afin que tu puisses plonger tes doigts dans sa fourrure comme tu en avais l’habitude. Ces minutes ont duré une éternité, une éternité de complicité et de douceur. Comme nous avons travaillé tous les deux jusqu’à ta fin, tu faisais ce que tu pouvais sur les feuilles de papier, me voyant relire et corriger mon dernier roman où il y a une histoire de chat que j’ai vécu avec toi que j’ai retranscris et que je t’ai lue, tu m’as alors demandé une feuille blanche sur laquelle tu as inscris ceci d’une écriture tremblée : « Pendant que le chat s’étendait de tout son long, les souvenirs se transforment sous le claquement du vent »...

A une amie qui prenait de mes nouvelles, j’ai retrouvé ce que je lui écrivais le lundi 31 mars : « Je suis dans quelque chose d’assez horrible. Je ne sais que faire pour soulager un corps, une âme martyrisés. Une sorte de calvaire sans fin. La miséricorde n’y suffit plus. »

La mort de l’autre n’est pas qu’une épreuve de cœur, elle est aussi une épreuve de sens.

On étouffe et ce qui nous étouffe éclate en sanglots. Des images s’emparent de nous, des paroles, le son, l’intonation d’une voix qu’on croyait donnée pour toujours. Le souvenir d’un fait par lequel tout à coup l’image de l’être perdu surgit là, devant soi.

En définitif, puisque j’en ai été le témoin certes actif, mais sidéré, à ta façon parfois violente, avec moi j’entends, extrême, têtue, apeurée, courageuse, tu as livré jusqu’au bout le combat de la vie ! Oui, tu as appliqué à la lettre le conseil du vieux Goethe : « Seul est digne de la vie l’être qui chaque jour part pour elle au combat ».

Le rôle des artistes n’est-il pas de célébrer la vie, non pas la magnifier, mais la célébrer ? Dans tes agendas que tu as annoté jusqu’à la fin, j’ai trouvé ceci, à la date du 25 mai 2014 : « La beauté des choses vit dans l’âme de celui qui la reconnait. »

Et dans le même temps, tu consacrais le peu d’énergie qui te restait à travailler bien-sûr mais également à initier et faire aboutir le projet d’un prospectus d’information sur huit lieux d’art en pays de Vierzon.

Chapeau bas l’artiste !

On dit que la vie est un bien perdu quand on ne l’a pas vécu comme on l’aurait voulu.

Ta vie : le monde est vieux et nous sommes jeunes. Le monde est jeune et c’est nous qui sommes vieux, alors rajeunissons en nous battant.

Tu ne cessais de dire ces derniers jours que la vie c’était le partage et non la consommation. C’est pourquoi, nous allons continuer, chère Roxane, ton entreprise en faisant vivre L’Atelier 22 dont la salle d’exposition portera désormais ton nom. Ce lieu sera dédié à l’art et à la culture. Au partage.
C’est pourquoi, nous allons également, avec d’autres, faire vivre ton œuvre qui n’est pas assez connue, reconnue.

Je ne peux ici remercier ici toutes celles et tous ceux qui ont entouré comme ils l’ont pu Annie dans ses derniers temps.

Mais tout de même, sans Brigitte rien n’aurait été possible ! Car si Annie s’était mobilisée à fond contre la maladie, elle savait aussi mobiliser les autres. Alors, du fond du cœur, merci à vous Brigitte.
Merci également à vous Laurent, Francis, Lydia, fidèles parmi les fidèles. Merci Bernard, Pascale, Pierre, Vincent, Yolande, Chantal, Régine, Jean-Michel, Arlette et d’autres encore. Merci au personnel de l’hôpital de Vierzon, je veux citer ici Madame Massardier et Monsieur Essayan.

Je disais tout récemment à Henri Steegmans, qui nous fait l’honneur de conduire cette cérémonie, à lui l’homme du Christ, que si je n’avais pas la foi moi-même j’avais foi dans celles et ceux qui avaient la foi.

Annie, je n’ai rien eu à te promettre car notre relation était fondée sur cet engagement qui s’est tissé entre nous durant ces longues
années, qui a pour base l’art. L’art qui, je le répète, n’existe que pour célébrer la vie.

On pleure les morts, rien de plus normal, de plus naturel. Si on ne le fait pas, on est écrasé. Mais pour revivre, il convient surtout de les continuer.
Je peux témoigner que tu as lutté jusqu’au bout de ta trop courte vie, jusqu’à faire l’étonnement du personnel médical. Belle leçon.

A présent sois en paix, repose-toi de cette très longue lutte que tu as magnifiquement menée. Sois certaine que nous annoncerons aux oiseaux de Genouilly qu’une femme honnête, morale, respectueuse des autres, digne, qu’une artiste vient de s’envoler.

Voilà, Annie, pardon Roxane, tu peux à présent dormir toute vêtue de blanc, sous une dalle blanche, la couleur de la lumière. De cette lumière que tu aimais tant.

Genouilly, le 2 juillet 2014