Roxane Maurer

Artiste peintre – 1960-2014

Lettre à Annie — par Bernard Giusti

La première fois que je t’ai rencontrée, je venais de faire connaissance avec le collectif Bérénice. Lors d’une réunion, je découvris une belle jeune femme, réservée, élégante, et d’une distinction naturelle qui ne me laissait pas indifférent. Sans doute fut-ce le réflexe émotif de l’enfant élevé dans les campagnes profondes qui, de temps à autre, très rarement, voyait surgir dans son univers une « belle dame de la ville »...

Par la suite, nous avons appris à nous connaître. Car notre amitié nous l’avons construite patiemment. Rien ne fut immédiat, hormis la confiance que nous avons eu d’emblée l’un envers l’autre. Nous connaissions les efforts nécessaires pour paraître en public, mais nous ne voulions pas du paraître entre nous. C’est que tous deux réservés et timides, il nous fallait d’abord accepter d’entrouvrir un peu nos carapaces. Ce que nous avons fait, peu à peu. A cette époque, nous avions le temps devant nous...

Notre amitié fut faite de rencontres trop rares et surtout de longues conversations téléphoniques. Elle n’en était pas moins profonde et reposait bien sûr sur cette confiance mutuelle, mais aussi sur une connivence qui ne s’est jamais démentie. Ta rigueur intellectuelle m’enchantait, et mes éclats contre les « faux-amis » de la création artistique et littéraire te réjouissaient ! Tu parlais de tes œuvres comme des êtres en devenir, et avec ton air posé, avec le regard attentif et mesuré que tu promenais sur le monde, tu étais sans cesse en mouvement. Non pas celui du corps, qui n’est qu’agitation, mais le mouvement de la pensée, qui est création.

Et puis il y avait Annie, la femme, la femme fragile qui parfois me confiait ses peines, ses doutes et ses peurs, lorsque leur poids te devenait insupportable. C’est-à-dire lorsque leur poids, précisément, finissait par empêcher le mouvement de ta pensée. Ces confidences, tu le sais, je les emporterai à mon tour dans la tombe, comme tu as emporté les miennes. C’était toi aussi, Annie, la femme amoureuse de Valère, ou la femme déçue par les uns ou les unes.

Je ne te parle pas de tes œuvres, d’autres s’en chargeront. Tes œuvres n’appartenaient qu’à toi seule, elles étaient chacune la matérialisation d’un point où tu étais parvenue, et qu’il s’agissait pour toi de dépasser. Qui serais-je pour parler en ton nom ? Les œuvres que tu nous a transmises continueront à produire paroles et interrogations, saisissement et doutes. C’est le propre de ce que nous créons : une fois créé, cela ne nous appartient plus. Mais ce que je sais, c’est que personne, jamais, ne pourra parler à ta place. Peu de temps avant ta mort, tu m’as demandé d’écrire un poème sur l’art. Je l’ai écrit en pensant à tes tableaux, et face à cette mort qui s’annonçait, en pensant aux forces qui régissent l’univers. C’est qu’il était temps, déjà, de penser aux étoiles... Ce poème, tu l’as aimé, et désormais il t’appartient :

L’art relatif

Sortir de son cadre
Et redonner la vie
Aux mondes inanimés,
La main s’aggrave et pèse
Et la matière prend forme

L’espace et le temps se fondent
Au plus près du désir
Tandis que la lumière
Dans le cœur des ténèbres
Caracole en silence
Sur le dos des fréquences

Et l’œil est à la fête
Dessus ces montagnes russes !

Dans les derniers temps, c’est vers moi que tu t’es tournée pour mettre en place les Ateliers du Centre. Nous avons créé cette structure, et en très peu de temps tu as su insuffler autour de toi l’énergie nécessaire pour réaliser ton but, notre but commun : partager l’amour de l’art et de la création. Aujourd’hui, d’autres ont pris le relais afin que vive ton œuvre. Ils ont décidé d’en faire autre chose, et c’est sans doute très bien ainsi. Après tout, c’est la loi de la vie : tout se transforme sans cesse.

Cette lettre, que tu ne liras jamais, je l’écris pour d’autres, et surtout pour moi-même. Pour le souvenir que je veux garder de toi. Pour ton courage indomptable face à la maladie, pour ta rigueur intellectuelle, ta sensibilité et ton intelligence, pour cette rage de combattre qui t’a animée jusqu’à la fin : deux jours avant ta mort, alors que tu souffrais, que tu étais épuisée et que tu cherchais péniblement ton souffle, tu me demandais d’organiser dans ton Atelier 22 une soirée poésie-musique. Et je t’ai dit oui, sachant que tu allais disparaître...

D’aussi loin que je t’ai connue, ton mot d’ordre fut toujours de ne jamais s’arrêter en chemin. Merci aussi pour ça, Annie, pour cette leçon que tu nous as donnée à tous : quoi qu’il arrive, il nous faut continuer.

On ne peut résumer toute une vie lorsque c’est celle d’un être qui a embelli la nôtre, car les mots ne font que disparaître dans une béance sans fin.

Aujourd’hui, des vers que j’avais écrits avant de te connaître ont repris leur vigueur :
Sagesse d’un cœur cent fois blessé
On dirait qu’un poignard y a pris ses quartiers...

Aujourd’hui, je te dédie ces autres vers, que tu aimais :

Tous nos chemins sont faits de poussière et de vent,
D’amours abandonnées, de rêves et d’illusions :
Tandis que nous marchons, debout et droit devant,
Le chemin disparaît juste sur nos talons.

Ainsi la terre et l’eau nous font la même chanson :
Inutile de songer à nos parcours d’antan,
Le chemin que l’on prend est toujours le plus long
Et lorsque l’on s’arrête, on campe sur le néant.

Que serait le poète sans ses chères images ?
Ce serait un autre homme sur un autre chemin
Qui dans les cieux troublés ne verrait qu’un nuage
Et ne saurait rien lire dans le creux de ses mains.

Adieu, Annie, merci pour ces « images » que tu nous laisses, et qui sont le support du plus long des poèmes : celui de la vie.

Bernard - novembre 2014