Roxane Maurer

Artiste peintre – 1960-2014

Bientôt le 26 — par Chantal Portillo


Elle était belle, silencieuse, d’une blondeur un peu grave, impressionnante pour le tourbillon du sud que je suis. J’admirais l’artiste dont je connaissais les dessins, peintures et couvertures de livres. Nous étions souvent assises côte à côte, en silence, ou à la même table, en silence. Ce silence en elle au milieu de notre groupe d’écrivains. Si je connaissais l’oeuvre, je connaissais peu la femme. Mais il en est ainsi des histoires d’amitié, plus belles que celles des romans. Au creux de la nuit, au creux de la souffrance, se noue une intimité sans fard que rien ne peut rompre. On peut se rejoindre, paume contre paume, les lèvres tremblantes de ce que nous osions dire. Nous avions des seins l’une et l’autre et c’est ainsi que nous nous sommes approchées en parlant des seins dans la maison-refuge, dans la maison-nid de Genouilly, le nom nous avait fait rire. A genoux. Elle l’était à certains moments autour de ce manque sur sa poitrine, de son corps affaibli quand elle a entrouvert son chemisier sur son corps meurtri, sur ma gorge nouée. Elle parlait de la mort comme peu d’êtres, de la sienne qui s’approchait, de celle qui nous attend, tous. De ce chat roux comme le soleil qu’elle avait tant refusé et dont l’amour, le ronron tendre, les caresses avaient forcé ses doigts, ouvert sa main sur la chaleur quand elle grelottait d’un froid qu’aucun d’entre nous ne pouvait endiguer. Nous avons parlé de sa gravité, de son silence, de cette enfance qui les avait engendrés en regardant un film sur Pina Bausch qui avait su saisir en quelques gestes, exactement ce qu’elle voulait dire : le nu de l’être. La création était au cœur de nos échanges secrets et elle m’a chuchoté cet amour pour l’homme qui partageait sa vie, la création, avec elle. Lui écrivain, elle peintre comme ceux du Quattrocento, cette Renaissance italienne merveilleuse. Elle prononçait, les yeux brillants : « renaissance... » Elle l’espérait sans plus y croire ou dans un sourire en évoquant la force de Matisse qu’elle admirait tant. Elle m’a tout montré de son travail depuis ses balbutiements picturaux jusqu’à ses vivants tableaux de broderie et textile, ses photos plus peintes qu’aucune photo, - des tags de couleur pure - quand elle ne pouvait plus lever le pinceau. J’étais ébaudie, éblouie, elle était La Création qui se déployait sous mes yeux, carton après carton, avec ses doutes, ses hésitations, ses peines, ses grands étonnements de peintre.
Elle m’avait dit : « On ira, je t’emmènerai à Nice, sur les pas de Matisse, j’y ai une amie, elle nous hébergera. »
Et sur le pas de la porte... rayonnante d’amitié « Matisse...ensemble...
Aux beaux jours... »

Avec une caresse sur la joue, elle, la si réservée. Elle m’a dit avant mon départ : « Tu as tout vu, choisis. » J’ai emporté, serré contre ma poitrine, comme un trésor, un petit pommier, aux crayons de couleur, un pommier rond, rouge, à la chevelure d’ombre dansante. Il veille sur le bureau, réconforte, distille de la joie, m’aide à écrire.
Il veille.
Lorsque la fatigue, les mots, l’émotion, cette peine qui sourde de n’avoir rien pu empêcher, de l’avoir laissée partir, ou je ne sais quoi que je ne peux nommer, me terrasse, je murmure tout doucement le seul mot sauvé qui affleure, demeure, son prénom, en deux syllabes, que sa silhouette légère, son souffle sur mes doigts restent encore un peu, un tout petit peu... Et les pommes soudain prennent la couleur de ses yeux. Bleus.
Annie.

Chantal Portillo

Juin 2015